Actuexpress.net Le 2021-03-20 14:00:00, « C’était mieux avant »: en pleine paralysie politique, la Tunisie désenchantée
Les coups de matraque sont tombés quand Hejer, 22 ans, a brandi la Constitution et déclamé article 31 – censé garantir les libertés d’opinion, d’expression et d’information – sous le nez des policiers. « Le droit de manifester est tout ce qui nous reste de la révolution, et maintenant, on veut nous retirer ça aussi », se désole cette étudiante en art à Tunis, habituée des marches anti-pouvoir qui, ces dernières semaines, se multiplient sur l’avenue Bourguiba. Depuis le début de l’année, près de 2 000 protestataires – essentiellement des jeunes – ont été arrêtés, selon les organisations de défense des droits humains.
Dix ans après les espoirs soulevés par le « printemps arabe » né à Sidi Bouzid, dans le centre de la Tunisie, la désillusion est grande. Comparé avec l’Egypte, la Libye ou la Syrie, le plus petit des pays du Maghreb fait encore figure de success story. Le jeu politique s’est ouvert, des partis ont fleuri, des élections ont eu lieu. Mais l’économie est au bord de la faillite, le chômage au plus haut depuis 2012 (17,4% à la fin de l’an dernier) et les réformes promises se font attendre.
« Tout ça pour ça », soupire Hamadi Redissi, professeur à la faculté de droit et de sciences politiques de Tunis. Lui est convaincu que la transition démocratique était condamnée dès le départ. « Tous les observateurs ont été aveuglés par la question de la menace islamiste, explique-t-il. Ils ont perdu de vue l’essentiel: les institutions mises en place à l’époque allaient forcément rendre la Tunisie ingouvernable. » Traumatisée par des années d’autoritarisme, l’Assemblée constituante formée en 2011 n’a eu qu’une seule obsession: mieux répartir le pouvoir. Trois ans plus tard, elle s’est prononcée pour un régime hybride: mi-présidentiel, mi-parlementaire.
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Imbroglio kafkaïen au sommet de l’Etat
Dans le même esprit, elle a opté pour un examen proportionnel, favorisant l’éclosion d’une myriade de partis … et une instabilité chronique. L’imbroglio kafkaïen qui paralyse l’exécutif depuis deux mois en est le point culminant. Le 26 janvier dernier, alors que le parlement approuve le remaniement proposé par le Premier ministre, Hichem Mechichi, le président Kaïs Saïed s’opposent à son veto. Vexé de n’avoir pas été vu, le chef de l’Etat, furieux, critique publiquement la présence de personnalités impliquées dans des affaires de corruption. En coulisses, Saïed exige la démission du chef du gouvernement, qui n’est autre que son ex-conseiller. « Mon départ n’est pas à l’ordre du jour », rétorque l’intéressé, soutenu par un autre personnage de premier plan: Rached Ghannouchi, président du Parlement et chef du parti islamiste Ennahdha (Mouvement de la renaissance, en arabe) . Le blocage est total.
Qui départagera ce triumvirat? En théorie, la Cour constitutionnelle pourrait trancher le conflit. Hélas, cette dernière n’a jamais vu le jour – tout comme les autres instances censées renforcer la démocratie en garantissant la bonne gouvernance, l’indépendance de la presse, le respect des droits de l’homme et la protection de l’environnement. Quant à la décentralisation, tant attendue dans ce pays aux fortes disparités régionales, elle n’est qu’apparente. « Il y a bien, depuis 2018, des élus locaux, mais ils n’ont pratiquement aucun pouvoir, remarque Michaël Ayari, analyste à l’International Crisis Group. Si vous demandez, par exemple, un raccordement à l’eau pour irriguer vos terres , il faut consulter le maire, qui revient à la Société nationale d’exploitation et de distribution des eaux, qui en réfère à son bureau régional, puis au siège national et, in fine, au gouverneur de la région, lequel n’est même pas élu est nommé par le premier ministre! »
Depuis 2011, la carte de la colère sociale n’a guère évolué. Le centre – où se trouve Sidi Bouzid, le berceau de la révolte – et le sud-ouest du pays concentrent la majorité des 1 235 manifestations enregistrées en février par l’Observatoire social tunisien. Dans ce pays où 35% des jeunes sont sans emploi, les slogans n’ont pas changé: «Du pain et de la dignité». Quant au clientélisme, il perdure. « Ce système a toujours existé, sauf qu’il était centralisé par le clan Ben Ali, explique Michaël Ayari. Avec la constellation de nouveaux partis politiques, ce clientélisme s’est ‘démocratisé’. Ali Baba est parti, mais il reste les 40 voleurs. »
Le désenchantement est tel que certains se prennent à rêver au retour d’un exécutif fort … comme au temps de Zine el-Abidine Ben Ali, le dictateur mis en fuite en janvier 2011 (et mort en Arabie Saoudite en 2019). « L’intérêt croissant suscité par le Parti destourien libre (PDL), fondé par des sympathisants de l’ancien président, laisse penser que la nostalgie d’un Etat perdu gagne du terrain », poursuit Ayari. Selon l’institut Sigma Conseil, 1 électeur sur 3 voterait pour le PDL (anti-islamiste) si des législatives se tenaient aujourd’hui – loin devant Ennahdha (17%), qui domine le Parlement, mais s’estime entravé par le président de la République. Afin de le faire savoir, les islamistes ont curieusement scandé à leur dernière manifestation du 28 février un slogan martelé à l’époque du protectorat français (1881-1956) par les habitants qui réclamaient la création d’une assemblée législative: « Pour un Parlement tunisien! » Dans une certaine confusion des idées, les deux partis ennemis s’accordent sur un point: c’était mieux avant.
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