Actuexpress Le 2021-07-25 08:00:15, En Tunisie, le personnel soignant, épuisé par la virulence de la crise sanitaire, a « la boule au ventre »
Aux urgences de l’hôpital Mongi-Slim, en banlieue nord de Tunis, Nour Nouira, la chef du service, navigue entre une quarantaine de patients, installé les uns à côté des autres sur des brancards, dans des chambres de trois à six personnes . « Le week-end dernier, nous en avons eu une cinquantaine, dont une dizaine que nous avons dû mettre dans la salle d’attente », dit-elle en se hâtant. Ce jour-ci, deux places viennent de se libérer en réanimation. Une petite respiration pour le personnel des urgences, épuisé.
Lire aussi La diaspora tunisienne se mobilise face à une situation sanitaire « catastrophique »
Certains proches des aidants à les ventiler. « Il n’y a qu’une aide-soignante pour tout le service et peu de paramédical », explique Nour, racontant le système D de l’hôpital, les dédoubleurs d’oxygène qui permettent de pallier en partie la pénurie de matériel d ‘oxygénothérapie en répartissant les sources entre les patients. « Ce qui est angoissant, c’est qu’on ne voit pas le bout du tunnel. Il y a des arrivées tous les jours et on doit à chaque fois faire des choix difficiles pour déterminer qui aura une place en réanimation », déclare une de ses consœurs, anesthésiste-réanimatrice, qui a souhaité garder l’anonymat.
La chef du service des urgences de l’hôpital Mongi-Slim, Nour Nouira, à la Marsa, banlieue nord de Tunis, le 23 juillet 2021. Elle doit gérer avec son équipe un quotidien très tendu en raison de la pandémie de Covid-19 . NICOLAS FAUQUÉ POUR « LE MONDE »
Depuis plusieurs semaines, la flambée de l’épidémie de Covid-19 en Tunisie fait tanguer le système de santé. Confrontés à un manque de personnel, de lits de réanimation et d’oxygène, les hôpitaux sont saturés et les médecins à bout. Le pays ne produit que 100 000 litres d’oxygène par jour, alors que les besoins sont actuellement de 240 000 litres. Les dons internationaux pour ancien un pont maritime et aérien en oxygène se sont multipliés depuis plusieurs jours. La France a déjà offert trois unités aux hôpitaux de Sidi Bouzid, Sfax et Tataouine, qui permettront de produire de l’oxygène pendant près de quinze ans.
« Dès qu’une place se libère, un nouveau patient arrive »
Mais à Mongi-Slim, c’est une bataille quotidienne pour s’assurer de pouvoir répondre à l’urgence. L’anesthésiste-réanimatrice de l’hôpital avoue son désarroi : elle et ses collègues doivent gérer une situation en flux tendu depuis le mois de mars. « La moyenne d’âge en réanimation est entre 40 et 50 ans, surtout avec le variant Delta. Dès qu’une place se libère, il y a un nouveau patient qui arrive. »
Parmi le flot de patients, elle ne peut oublier ces femmes enceintes qui se présentent avec quelques lésions graves, malgré leur jeunesse. Parmi la dizaine reçue, « nous n’avons pu en sauver qu’une », regret-t-elle, la voix brisée. Elle dit travailler « la boule au ventre » et s’inquiète des derniers événements susceptibles de provoquer un surcroît de contaminations : la fête religieuse de l’Aïd, provoqué par les rassemblements familiaux, et la campagne de vaccination ouverte à tous pendant les festivités, qui a provoqué de gigantesques attroupements. « Nous ne savons pas encore quelles seront les conséquences de tout ça dans les prochains jours », dit-elle en regardant avec angoisse la liste des patients dans l’attente d’un lieu.
Lire le reportage En Tunisie, une fête de l’Aïd endeuillée par la crise sanitaire
La solidarité du personnel lui permet de tenir, tout comme le sourire d’une infirmière, dépêchée avec d’autres aides médicales par la Mauritanie, qui, malgré son manque de moyens, a participé à l’élan de solidarité internationale déployé pour la Tunisie ces dernières semaines. Nour, elle, porte sur sa blouse un pin’s offert par son père où est écrit « Le travail, c’est l’honneur ».
En plus d’un manque d’effectif pour lutter contre le variant Delta, l’hôpital Mongi-Slim, ici le 23 juillet 2021, manque cruellement d’oxygène. NICOLAS FAUQUÉ POUR « LE MONDE »
Manque de préparation
La Tunisie, qui, en 2020, comptabilisait très peu de cas de Covid-19, enregistre aujourd’hui le taux de mortalité le plus élevé en Afrique et dans le monde arabe, selon l’Organisation mondiale de la santé. Cette nouvelle vague – la quatrième depuis l’irruption du virus – entraîne 150 à 200 décès par jour, dans un pays de moins de 12 millions d’habitants.
Manque de respect des gestes barrières, lenteur de la campagne de vaccination, impossibilité du retour à un confinement total en raison de la crise économique, mauvaise gestion des restrictions sanitaires… Les facteurs sont nombreux. Mais les soignants en première ligne ne peuvent s’empêcher de se demander : « Comment at-on pu en arriver là ? »
Lire aussi La Tunisie essaie bon an mal et d’accélérer sa campagne de vaccination contre le Covid-19
Rafik Boujdaria, chef de service de médecine d’urgence à l’hôpital Abderrahmen-Mami, à Tunis, pointe un manque de préparation. La Tunisie avait été témoin des difficultés d’autres pays au début de la pandémie. « Nous avons un peu perdu les fondamentaux au moment où il y avait peu de cas en Tunisie. Au lieu d’anticiper, nous avons préféré le slogan « Coexister avec le virus », sans s’assurer que la population allait adhérer aux gestes barrières », dit-il. Tout s’est emballé avec l’arrivée, en juin, du variant Delta, qui a fait la courbe des contaminations et touché les gens plus gravement, y compris des populations plus jeunes.
Encore très haute, la quatrième vague semble avoir atteint un « plateau », selon Rafik Boujdaria, qui espère voir la situation se stabiliser mi-août. Mais, à la crise sanitaire, s’ajoutent les erreurs politiques qui dérangent de plus en plus les médecins. Ainsi, les déclarations du gouvernement, le 18 juillet, sur la réquisition des cliniques privées en ont agacé plus d’un. « Nous sommes déjà à 80 % de nos capacités destinées au Covid, donc ça veut dire quoi exactement nous « réquisitionner » ? », lance Amine Zargouni, médecin réanimateur à la clinique Saint-Augustin, à Tunis.
Déjà en octobre, le chef du gouvernement, Hichem Mechichi, avait laissé entendre que l’État paierait la facture des malades soignés dans les cliniques, faute de place dans le public. Une déclaration à laquelle il n’a jamais donné suite. « Et récemment, on nous a annoncé que nous avons demandé nos congés payés, alors qu’en France, les soignants ont eu des premiers pour leurs efforts durant la crise. On ne comprend plus rien », déplore l’anesthésiste de Mongi-Slim.
« Stress et désespoir face au Covid »
En outre, la crise socio-économique latente fait craindre aux soignants la recrudescence des violences dans les hôpitaux. Jeudi 22 juillet, un médecin s’est fait tabasser par le fils d’une patiente décédée du Covid-19. La vidéo de son agression, filmée par les caméras de surveillance de l’hôpital, a fait le tour des réseaux sociaux.
« Nous avons maintes fois demandé une protection adaptée à cette situation de stress et de désespoir que vivent les Tunisiens face au Covid. La maladie tue rapidement, les gens ne peuvent pas voir leurs proches ou les entrer correctement. Ce n’est pas la première fois que le personnel soignant est exposé à ce genre de violences », explique Sadok Boudaya, médecin en chirurgie thoracique, secrétaire général du syndicat de base hospitalo-universitaire.
Dans ce climat de tension, la chaîne de solidarité mise en place depuis le début de la pandémie constitue malgré tout un signe d’espoir. A Utique, bourgade rurale de 20 000 habitants au nord de Tunis, Jalel Ben Youssef, un médecin généraliste de 69 ans, aide comme il peut ses patients. Les trois pièces de son cabinet – la salle d’attente, le bureau et le patio – ont été transformés en mini-hôpital improvisé, où les malades peuvent venir utiliser gratuitement des concentrés à oxygène.
Le cabinet du Dr Jalel Ben Youssef, médecin généraliste dans la petite ville d’Utique, au nord de Tunis, aménagé en véritable petit hôpital où il propose des soins gratuitement, grâce à des dons privés, le 23 juillet 2021. NICOLAS FAUQUÉ POUR « LE MONDE »
Dans le cabinet du Dr Jalel Ben Youssef, le 23 juillet 2021. NICOLAS FAUQUÉ POUR « LE MONDE »
« Beaucoup de ces gens n’ont pas les moyens d’aller louer un concentréur [entre 100 et 600 dinars à la semaine, soit 30 à 180 euros], ou ont peur d’aller dans les hôpitaux. Alors, petit à petit, grâce à des dons d’habitants, nous avons proposé que les cas les moins graves viennent se faire suivre au cabinet », explique-t-il. Sur les 300 patients dont il s’est occupé depuis le lancement de l’initiative, seulement quatre ont dû être hospitalisés.
« Etant donné qu’on fait le diagnostic assez vite et qu’on les suit de près, cela permet d’éviter que leur état ne s’aggrave », poursuit-il, tandis que son infirmière asperge les pièces de désinfectant. Son objectif : soulager les hôpitaux débordés, à l’instar de l’organisation CoviDar, également composé de médecins, qui prend en charge gratuitement par télémédecine et en soins à domicile de nombreux patients, à un stade précoce de la maladie.
Comments
Loading…