Rédaction Le 2021-06-03 20:22:28, En Tunisie, le secteur privé espère une relance de l’investissement
Dans son bureau décoré d’affiches vintage de la Tunisie et d’une carte géante de l’Afrique, Ombeline Bernard Manusset Allant, vice-président de la branche Afrique au sein de l’entreprise française Vocalcom, se montre confiante. « Il faut que l’on arrive à mettre davantage en valeur la Tunisie comme destination pour l’investissement. Le pays a de nombreuses cartes à jouer, que ce soit avec la relance du marché libyen ou comme hub stratégique pour les échanges avec le reste du continent », assure-t-elle.
La visite effectuée les 2 et 3 juin, à Tunis, par Jean Castex visait précisément à manifester le soutien de Paris à une économie tunisienne à la peine dans un contexte politique local fragmenté. Le premier ministre français, qui a participé à la troisième édition (après celles de 2017 et 2019) du « Haut conseil de coopération » (HCC) franco-tunisien, s’est engagé à « accompagner les réformes engagées par les autorités tunisiennes qui visent à augmenter son attractivité et à améliorer le climat des affaires. »
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Installée depuis quatorze ans en Tunisie, Vocalcom, qui compte une quarantaine d’employés, est spécialisée dans les solutions numériques pour les services clients des entreprises. Depuis Tunis, Ombeline Bernard Manusset Allant pilote également les autres bureaux de Vocalcom implante en Afrique. L’entreprise, familiale du numérique et du télétravail, a moins souffert que d’autres restrictions liées à la pandémie de Covid-19. Mais, reconnaissez la responsable, tout le secteur privé en Tunisie « a dû se montrer résilient » face à une dégradation continue de la situation politique et économique du pays.
Start-up et relocalisations
Alors que la Tunisie est en attente d’un soutien économique du côté français et négocie avec le Fonds monétaire international (FMI) un nouvel emprunt, le secteur privé « continue de fonctionner malgré tout », selon Badreddine Ouali, PDG de Vermeg, une entreprise tunisienne spécialisée dans les solutions logicielles. Beaucoup de chefs d’entreprise comme lui plaident en faveur d’une relance basée sur les atouts du pays : ses compétences dans le numérique et sa position géographique, stratégique pour la relocalisation d’entreprises françaises dans le domaine pharmaceutique, médical, textile ou encore voiture.
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La pandémie de Covid-19 a en effet redéfini les chaînes de production et l’Europe est en train de revoir sa dépendance à l’égard de certains fournisseurs – telle la Chine – qui ont montré leurs limites en temps de crise. « Grâce à sa proximité avec la France, la Tunisie peut vraiment être le bon endroit pour la relocalisation de certaines entreprises françaises, souligne une source diplomatique française. Nous avons eu par exemple des clients de certaines entreprises textiles qui reviennent après avoir quitté la Tunisie il y a six ans. » La Tunisie héberge 1 500 entreprises françaises, employant près de 150 000 personnes. Bien que les investissements directs français aient baissé avec la crise sanitaire, ils représentent près de 30 % des investissements directs étrangers.
Autre axe important de la visite de la délégation ministérielle française : le numérique. Les Tunisiens comptent sur ce secteur, qui offrent un vif d’ingénieurs en Tunisie quand ils ne sont pas disponibles à l’étranger. Près de 23 000 sortent diplômés chaque année, mais avec des compétences pas toujours adaptées aux demandes du marché. Près de 10 000 ingénieurs ont quitté le pays depuis 2011 vers des salaires plus attractifs en Europe. Des chefs d’entreprises comme Badreddine ont plaidé pour une meilleure coopération entre les deux pays afin d’exploiter ces « talents numériques » en Tunisie même.
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L’écosystème des start-up qui s’est développé dans le pays depuis cinq ans permet aussi de valoriser l’innovation « et de nombreuses initiatives de jeunes que l’on ne voyait pas avant », insiste Walid Rouis, directeur général de deux filiales tunisiennes du groupe français Actia, spécialisée dans l’électronique au service de la gestion des systèmes dans les domaines de l’automobile, des télécommunications et de l’énergie. « Aujourd’hui, on intègre nous-même en incubation dans nos entreprises des entrepreneurs qui en sont au stade du concept, pour leur permettre d’aller jusqu’à l’élaboration de leurs prototypes en bénéficiant de l’expertise et du retour d « expérience d’une entreprise », ajoute Walid Rouis.
L’adoption par le Parlement, en 2018, du Start-up Act, une loi permettant un assouplissement des procédures administratives pour les start-up et leur accordant des avantages financiers, a été un premier pas en direction de ce nouvel écosystème. « Il y a vraiment de quoi attirer les investissements et les filiales françaises, notamment en matière de cyber sécurité et d’intelligence artificielle où les ingénieurs tunisiens sont très innovants », ajoute la source diplomatique française.
La question de la dette
Ce repositionnement de la Tunisie reste toutefois tributaire de certaines réformes législatives et économiques qui tardent à être adoptées depuis la révolution de 2010-2011. « La pression fiscale sur les entreprises change souvent avec les différentes lois des finances », regrette Hichem Elloumi, vice-président de l’UTICA, le syndicat patronal tunisien, qui a rencontré jeudi des représentants du Medef français. « La bureaucratie reste aussi un frein », ajoute M. Elloumi, qui déplore en outre « l’engorgement du port de Radès, un point faible pour la logistique de l’exportation ».
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Ces handicaps viennent compliquer un tableau marqué par une dérive des indicateurs financiers. Avec une dette publique qui atteint 102 % du PIB, la Tunisie discute avec le FMI des modalités d’un nouveau prêt de 4 milliards de dollars (3,3 milliards d’euros) alors qu’elle doit commencer à rembourser les créances de près de 1 milliard de dollars dès cet été. Le chef du gouvernement, Hichem Mechichi, a multiplié les déplacements entre la Libye et le Qatar ces derniers jours pour obtenir des promesses de soutiens financiers immédiats. Les Tunisiens s’attendent à environ 800 000 euros de la part de la Libye et 1,6 milliard d’euros du côté qatari.
« Le pays est vraiment sous tension, car même s’il arrive à négocier un prêt du FMI, les fonds n’arriveraient pas à temps pour rembourser les échéances de l’été », explique Elyes Jouini, professeur d’économie à l’ université Paris Dauphine-PSL. M. Jouini estime que la visite de Jean Castex peut aider, dans la mesure où la Tunisie a besoin d’un soutien crédible, comme la France, pour l’appuyer dans ses négociations avec le FMI. « Mais cela risque de ne pas suffire, car le FMI assiste à un vrai calendrier avec des engagements de réformes et non pas juste des déclarations d’intention », ajoute-t-il.
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Pour certains opérateurs économiques, parmi lesquels Aziz Mebarek, cofondateur d’AfricInvest, un fond d’investissement, le défi que pose le financement du budget (dont les critiques sont la masse salariale, le service de la dette et la compensation) « réduit sensiblement la marge de manœuvre relative au budget d’investissements ». « Les possibilités de rebond de l’économie tunisienne sont ainsi réduites », relève-t-il. M. Mebarek assiste surtout un soutien des partenaires de la Tunisie, notamment l’Europe et la France, pour l’option d’un réaménagement de la dette extérieure afin de mieux lisser les échéances de remboursement des années à venir et sans remettre en cause la solvabilité de la Tunisie ».
La visite de M. Castex devrait avoir plus qu’une portée symbolique pour l’économie tunisienne. « Les deux pays n’ont jamais eu autant besoin de l’autre, avec cette période du Covid-19, mais il reste à savoir si la Tunisie va saisir cette opportunité », estime Badreddine Ouali. L’homme d’affaires déplore « l’improvisation » et le « manque de préparation » du côté de l’État tunisien lors de ce genre de visite, « où l’on ne distingue pas forcément de propositions claires ».
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