Rédaction Le 2021-08-24 12:58:00, « Ils nous ont tout pris » : à Sfax, la colère des Tunisiens contre Ennahdha
A son évocation, les visages se crispent ou se fendent d’un grand sourire moqueur. Dans les règles claires de la médina de Sfax, la situation politique du pays ne laisse pas indifférent. Gardien d’un étal de sous-vêtements, un vendeur balaye la question : « Demandez un peu plus loin, moi je ne veux pas parler de ça. C’est trop compliqué. » Et pour cause : depuis un mois, le pays est plongé dans l’incertitude. Ce lundi, le président tunisien Kaïs Saïed a prolongé « jusqu’à nouvel ordre » le gel du Parlement, dont les activités sont suspendues depuis le coup de force du 25 juillet, permettant au chef de l’État de s’octroyer tous les pouvoirs . Cette gestion solitaire est cependant loin d’avoir terni l’image du maître de Tunis, au contraire, tant le parti islamiste d’Ennahdha cristallise la colère des Tunisiens.
Capitale économique du pays, Sfax, ville portuaire située à l’est, est traditionnellement l’un des fiefs de la formation islamo-conservatrice, arrivée en tête aux élections législatives en 2014 et 2019. Le maire, Mounir Elloumi, a été élu en 2018, sous les couleurs d’Ennahdha. Mais dix ans après l’arrivée sur la scène politique du parti dirigé par Rached Ghannouchi, de nombreux habitants affichent leur déception. « Ennahdha nous a tout pris », s’insurge Abib, 55 ans, qui se lève de sa chaise en plastique pour exprimer sa colère : « Je veux que tous ceux qui travaillent pour cette mafia soient jetés en prison ». Ce père de cinq enfants accuse le parti d’avoir « volé les Tunisiens » et le rend responsable de la crise économique, marqué par un taux de chômage élevé (17,8%). « Je suis sans emploi depuis trois ans », raconte cet ancien vendeur à la sauvette, qui dit ne plus avoir de courant chez lui.
Le quinquagénaire montre une facture d’énergie correctement pliée dans une enveloppe. Il doit rembourser plus de 3200 dinars (979 euros). « Mais comment voulez-vous que je les paie ? », s’étrangle-t-il. Avec l’inflation qui grimpe en flèche (+5,7% en juin), Abib a déjà fait une croix sur de nombreux produits. « Le poulet se vend à 20 dinars (6 euros) aujourd’hui. Si tu travailles, c’est ce que tu gagnes en une journée ! » Coincés in a situation sociale difficile, the Tunisiens s’avèrent de plus en plus nombreux à pointer du doigt les échecs de gouvernance du parti islamiste pendant la transition démocratique du pays. « Ici 95 % de la population ne peut plus supporter Ennahdha. Tous ceux qui ont voté pour eux ont changé d’avis aujourd’hui », soutient Abib. A ses côtés, son ami Ayoub acquiesce timidement dans un français haché : « On était mieux avec Ben Ali – ancien dirigeant autoritaire, chassé en 2011 – la vie est très difficile aujourd’hui. »
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« Nous sommes très déçus »
Quand les mots lui manquent, ce gérant d’une buvette s’en remet aux gestes. A la simple évocation du parti islamiste qui a perdu les deux tiers de son électorat depuis 2011 (passant de 1,5 million à 560 000 de voix en 2019), Ayoub se bouche le nez, faisant mine d’être écoeuré. Si le ton est moins virulent, le constat reste le même pour Ilyès, 44 ans : « Nous sommes très déçus. » Installé à une terrasse de café, l’homme aux cheveux noirs gominés à cru aux promesses d’Ennahdha. « Quand ils sont venus en 2011, on espérait voir des bonnes choses (…) Dans ma vie, l’islam sert de pilier central et je pensais que ce parti autorise d’endiguer la corruption. Malheureusement, j’avais tort » , admet-il avant de commander une nouvelle bouteille d’eau – seul remède contre la chaleur écrasante.
Le parti islamo-conservateur sur lequel pèsent des accusations de corruption, est dans le viseur de la justice. Le 14 juillet, une enquête a été ouverte sur des soupçons de financement étranger et l’acceptation de dons « dont la source est inconnue, lors de la campagne électorale de 2019 », selon le parquet. Alors que le pays est aux prises avec une triple crise – sanitaire, économique et politique – ce parti a récemment demandé au gouvernement des indemnisations pour ses membres au titre des « souffrances subies sous la dictature de Ben Ali ». Une réclamation qu’Ilyès juge indécente. « Une grande partie des Tunisiens n’arrivent pas à vivre correctement. Ce n’est pas le moment », tance cet homme travaillant dans le commerce des hydrocarbures. Mais alors que la popularité d’Ennahdha s’érode après les années, l’espoir est par le président actuel n’est pas tombé.
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Dans un autre, celui que l’on surnomme « Robocop » pour son ton monocorde et son air sérieux semble faire l’unanimité. « Il nous faut un président fort qui sache prendre des décisions. En fait, on a besoin d’un Dieu dans ce pays qui pourrait tout contrôler », appuie Yacine, un étudiant de 24 ans. Le jeune homme à la queue-de-cheval parle facilement de politique, sauf quand il est à table avec sa mère. « Elle vote pour les islamistes, le dialogue est très difficile », soupire-t-il. Assis en face, l’un de ses amis, Ali, acquiesce : « C’est grâce au président Kaïs Saïed que je m’intéresse à la politique. Avant, je passe mon temps à insulter les hommes de pouvoir. » Conscient que le sexagénaire doit encore faire ses preuves, Ali se veut positif : « Si notre régime n’est pas parfait, la révolution en 2011 nous permet au moins de discuter. Cet échange aurait été impossible il y a dix ans. »
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